lundi 27 juin 2011

4 - 3 : L'Amour Ordinaire


4 – 3

C’est avec joie que je rentre chez moi les mains vides, pour une fois, j’ai résisté à la tentation de l’acheteur systématique. J’ai beau tout avoir, au point de perdre l’envie, il me faut méthodiquement errer chaque jour à la recherche de ce qui pourrait me manquer, voire ne pas me manquer mais me devenir absolument indispensable. Mes chaussures sont dans l’entrée, l’une contre l’autre, au millimètre près, j’ai l’œil ! J’ai allumé les grands feux dans la salle à manger. Je jette mon courrier sur la table, je décide de l’ignorer. Les factures patienteront jusqu’à demain. Je passe à la cuisine prendre une bière dans le frigo et file m’anéantir devant la télé.
Je vais passer une soirée ordinaire. Je suis quelqu’un d’ordinaire. Dès la naissance je n’étais ni beau ni laid, mi-figue mi-raisin. J’ai très vite compris que je n’appartenais pas à la race des héros. Je n’ai jamais brillé ni par ma présence ni par mon intelligence. Ma jeunesse mystérieuse m’a offert son insouciance et le système m’a guidé hors de moi-même. Mais il est bien un domaine où ce manque d’assurance m’a coûté : l’amour. J’ai toujours été quelconque, pas timide ou effacé mais quelconque. Mes parents m’ont aimé modérément. Je n’ai rien à leur reprocher. Je m’en sors dans ma vie. Je travaille. Je mange. J’ai un endroit où rentrer tous les soirs. J’ai connu des femmes. Aucune n’a réellement tenu à moi. Je suis l’homme des transitions, celui qui vous rassure entre deux grosses ruptures, celui qui écoute ces chagrins qu’il ne provoque jamais. Je ne suis ni l’ami, ni le gros nounours qui les console mais l’anonyme qui peut tout entendre puisqu’il ne fait que passer. Je suis sans saveur. Je ne laisse pas de traces. Se souviennent-elles seulement de m’avoir vaguement croisé ?
(.../...)

lundi 20 juin 2011

4 - 4 : L'Amour Ordinaire


4 – 4

Trois bières se sont accumulées sur la table basse. J’arrête là…
J’éteins la télé pour allumer l’écran de mon ordinateur.
J’ai du rangement à faire. Autant je néglige quelquefois mes factures, autant il m’est insupportable de laisser régner le chaos informatique dans ma maison. Depuis que je me suis attelé à cet ami virtuel (quoique cela dépende de son bon fonctionnement), je lui confie tout. Je répertorie mes actes, mes pensées, j’y fais mes comptes. Je me refuse Internet, convaincu que Big Brother ne paie pas son loyer chez moi. Adolescent j’ai été pris de passion pour les romans d’anticipation puis la science-fiction m’a fait voyager longtemps mais aujourd’hui elle me fait tout craindre. La Webcam qui se rallume à mon insu et permet à un œil extérieur d’inspecter mon logis, ce n’est pas pour demain ! J’ai des rideaux aux fenêtres, une porte blindée et bien assez du présent pour redouter l’avenir. En fait, je grignote et j’écris. J’écris pour me rendre intéressant aux yeux de ma machine. C’est stupide, je ne fais face qu’à moi-même. Néanmoins cela me donne le courage de faire quelque chose de personnel. Je me soulage en me déballant. Quand je referme l’ordinateur ma tête vide est pourtant lourde.


(.../...)


lundi 13 juin 2011

4 - 5 : L'Amour Ordinaire



4 – 5

Je me couche assez tard par habitude…

Au réveil, le lendemain matin, j’ai les sensations étranges d’un rêve persistant. Je vais immédiatement prendre ma douche. Je n’ai pas le temps de petit-déjeuner, je prendrai un café en arrivant au bureau. Dehors il fait un froid de canard, les gens fument en ouvrant le bec. La vapeur m’avale à l’entrée du métro. J’attends en me frottant les mains pour les réchauffer et surprise ! Je reconnais la dauphine d’hier sur le quai d’en face. Elle a troqué son manteau rouge contre une doudoune sombre. Elle me dévisage avec animosité aussi je me décide à lui sourire. Elle prend un air décontenancé et me renvoie finalement un rictus. Le métro jaillit du tunnel dans un fracas et la ruée vers les portes m’entraîne dans son mouvement. La fille reste sur son quai et continue à me suivre du regard tandis que le signal de fermeture automatique des portes se fait entendre.

J’arrive tous les matins comme un surfeur sur l’aiguille de l’extrême limite : à l’heure. Je longe le couloir. Je salue la secrétaire. Elle porte un pull rouge qui m’assène un coup fatal.

Mon rêve me revient enfin : je passe au volant de ma voiture (je rêve) près d’une école maternelle où des parents se languissent de leurs charmants bambins. Et là, stupéfaction ! Les deux femmes aux manteaux de laine rouge sont côte à côte sans même se remarquer.
Dès la sortie des classes, deux garçonnets se précipitent gaiement vers leurs mères qui rajustent simultanément leurs bonnets en les embrassant. Je constate effaré que les petits garçons se ressemblent comme deux gouttes d’eau. Je me demande si je songe en rêvant, si je dors en marchant, si je suis dehors, ou encore, si je suis en direct depuis la télévision de ma tête ? Je doute, quand subitement, un ballon vient heurter ma portière… Tout paraît si réel ! Les mamans s’éloignent avec leur fils, l’une derrière l’autre sur le trottoir. Je décide de les suivre et entreprends une filature digne des séries que diffusent les chaînes publiques…

- « Tu dors ou quoi ? Tu m’as l’air tout pâlot ce matin mon cher Max ! »
- « Ah ! C’est toi Michel ? »
- « Qui veux-tu que ce soit ? Tu te rappelles qu’on déjeune ensemble tout à l’heure ? »
- « Tu fais bien de me rafraîchir la mémoire… »
- « Eh bien, tu n’as pas l’air dans ton assiette ! Qu’est-ce qui t’arrive ? »
- « On voit ça vers midi chez Marcel, si ça ne te dérange pas ? »
- « OK mon bichon ! »
Et il me met une tapette sur la joue, amicale certes, mais qui sur l’instant m’irrite passablement.
Je replonge dans mon dossier et ma nuit ressurgit d’entre les lignes. Ces images m’obsèdent. Je roule lentement et je reconnais d’un coup le passage AA/12. L’immeuble d’hier, les chambres d’enfants, les nounours contre les baies vitrées. Je stoppe mon véhicule et regarde bouche bée les deux femmes se tenir la porte et discuter de leur progéniture en disparaissant dans le hall d’entrée.


(.../...)



lundi 6 juin 2011

4 - 6 : L'Amour Ordinaire


4 – 6

Mon café a refroidi dans son gobelet. Je referme mon dossier, me frotte le visage, les yeux, pousse un énorme soupir et m’étire de tout mon long. Les heures ont passé vite. Michel débarque dans mon bureau en grand échalas qu’il est. Nous passons devant la secrétaire en souriant et nous retrouvons au bout du couloir dans un des ascenseurs.
- « Il faut reconnaître qu’il ne fait pas chaud… »
- « Le vent me taille les oreilles en pointes. »
- « Allez-y, Mr Spoke ! »
J’ai toujours adoré cette brasserie. Nous y avons, tous les midis, nos habitudes que rien ne saurait déroger, nos places attitrées et le plat du jour en perpétuel menu.
- « Alors, raconte à ton pote ce qui te donne une mine pareille ! Crois-moi, je peux tout entendre puisque j’ai tout connu ! »
- « Arrête de me charrier comme ça… »
Et je lui raconte non pas mon rêve mais l’aventure d’hier.
- « C’est dingue ce que les femmes peuvent être chipies entre elles ! En tout cas mon gars, ce qui est sûr, c’est que pour une fois, espèce de tombeur, l’une d’entre ces demoiselles t’a bel et bien remarqué. Tu n’étais pas avec moi, c’est pour ça ! »
Mon tartare n’a pas fait de plis. Je me rince la gorge avec mon verre de Morgon, et repousse machinalement les miettes de pain vers le centre de la table.
- « Des cafés Messieurs ? »
- « Oui. Merci Marcel. »
Michel lui fait signe de nous apporter la note, ce qu’il fait.
Nous sortons affronter le frimas et fonçons sans nous adresser la parole. Ce n’est qu’une fois dans l’ascenseur que nous parvenons à décrisper les lèvres :
- « Que ferais-tu si tu croisais à nouveau ta dauphine ? »
Je réponds par une sorte de râle blasé et reprends le chemin du bureau en passant par les toilettes. Seul, face à la glace sous la lumière blafarde du néon, je me questionne. Je me lave les mains. Je les renifle après les avoir essuyées. J’ai toujours fait ça. Mon café froid m’attend avec mes dossiers. Sur toutes les pages ces mots semblent s’inscrire en lettres capitales :
« QUE FERAIS-TU SI TU LA CROISAIS À NOUVEAU ? »
Le célibataire endurci panique tandis que l’adolescent exalté refait surface. Tout serait possible… Mon cœur bat plus fort dans ma poitrine. Je ne suis pas à ce que je fais. Il règne une atmosphère singulière dans mon corps. Je la laisserais venir me parler. J’écouterais et je l’embrasserais… Non… J’en suis incapable !… Je l’ignore faussement… Elle me rattrape… Et je la prends dans mes bras… Non… C’est trop.
Je vais vers elle, mais elle commence à rire et ce rire m’agresse… M’oppresse… Me stresse… Me laisse…
Le téléphone sonne. Je réagis mollement. Je ne décroche pas. Je ne peux pas. Nous nous rapprochons au point que nos mains se frôlent, se caressent et finissent par se saisir. L’amour débute par de la chaleur. Elle rougit dans son manteau cramoisi. Je suis moi-même extrêmement troublé. Le monde ralentit sa course, nous descendons en marche pour inventer demain…
J’ai les yeux vitreux tant je suis ailleurs. Voici que je le réalise, aussi, je toussote bêtement pour me donner une contenance. Les heures ont progressé sans que j’aie avancé mon ouvrage. Je me concentre sur le peu qu’il m’est permis de mener à bien.


(.../...)