lundi 27 février 2012

Les clefs : 1 - 9


1 – 9

Depuis combien de temps Emma est-elle perdue dans son film intime ? La nuit s’est étoffée, elle déverse un généreux flot d’étoiles qui promettent un lendemain lumineux.
Un homme étrange et fascinant la dévisage depuis la table voisine. Emma espère le remettre à sa place par une grimace ennuyée, mais il est absorbé par sa présence. Elle essaie de l’ignorer, en vain, ces yeux sont trop francs. Au bout d’un moment, il se lève et vient s’asseoir en face d’elle. Il ne cesse de la défigurer, Emma pénètre ses iris et ressent une sorte de trou noir. Elle chute dans l’inconnu. Il n’est que silence et profondeur. Elle ne peut parler tant l’intensité des secondes puis des minutes qui passent, pèse sur sa personne. Il la décortique visuellement, il dégage la lourde porte de chair et contemple au-delà de ses organes sa peur d’âme enfermée.
- « Vous êtes la victime parfaite. »
Il a baissé les yeux en ouvrant la bouche. Il n’a pratiquement pas bougé les lèvres.
- « Et j’imagine que vous êtes le prédateur ? »
- « Cela se pourrait. »
Il attend l’émancipation des sons qu’il a produits avant de la fixer encore un long moment. Emma fatigue. Elle commence à être dans un état où plus rien n’a d’importance. Il baisse la tête et reprend :
- « En fait, non. Vous ne m’intéresseriez pas ce soir ! »
- « Pourquoi donc ? »
- « Parce que vous vous en fichez de mourir. Je suis un homme, pas un animal. Je n’ai guère envie de vous manger, la société m’engraisse suffisamment. Alors quel intérêt aurais-je à vous tuer si ce n’est pour vous déposséder de ce qui vous tient le plus à cœur, autrement dit : la vie ? Il faut de la souffrance pour m’enthousiasmer, des cris, de l’horreur.
Pourquoi irais-je soulager les âmes suicidaires ? Je vous l’ai dit, le malheur des autres est un moteur considérable. »
Il contorsionne ses mains aux ongles rongés. Plus il s’exprime et plus son visage subit un enchaînement de tics. Sa joue remonte à la fin de ses phrases en un rictus qui lui confère une angoissante apparence.
- « Alors pourquoi venir à ma table si ce n’est pas pour me nuire ? »
- « Voilà ce qui fait de vous une martyre : votre naïveté. Vous ne comprenez pas vite ! Je suis là pour vous aider. »
- « Je trouve cela antinomique ! »
- « Au contraire, si je parviens à vous remettre sur la voie, vous pourriez goûter au bonheur et allez savoir, nous pourrions venir à nous recroiser… »
Sa joue se contracte et fait plisser son œil clair. Il se tord désormais les doigts sous la table.
- « Alors, comment allez-vous m’assister ? »
- « En vous guidant vers la reconnaissance de vous-même. Vous êtes transparente. Vous avez très peu conscience de votre être. Vous êtes douce. Vous êtes tendre. Votre aura est pastelle, elle luit comme un phare en mer. Il est évident que cette source de clarté attise les convoitises. Vous permettez à ceux qui n’en ont plus de consommer de la vertu. La jeunesse vous égare et par méconnaissance de l’amour vous sacrifiez tout aux autres. Votre corps est votre maison, votre esprit est un guide, votre vie vous appartient. Voilà ce que la maturité vous dévoile. Or, vous donnez immodérément et sans considération. Méfiez-vous de trop vivre à travers les autres, les vampires modernes ne dorment plus dans des cercueils mais ont toujours de bons arguments pour s’abreuver à votre énergie vitale. »
(.../...)

lundi 20 février 2012

Les clefs : 1 - 10


1 – 10

Emma demeure attentive tandis que les vagues de paroles s’échouent à ses oreilles. Il plante ses pupilles immenses droit dans son cœur et cesse de grigner. C’est elle qui, à cet instant, ne parvient à faire face. Il s’excuse et la laisse un moment. Il est tard, le bar va bientôt fermer. Il reparaît et lui glisse devant les yeux un trousseau de clefs.
- « J’ai connu quantité de remises en question. Moi aussi, il fût un temps, je ne savais pas où aller. Je m’en rappelle, aussi vous trouverez l’adresse sur le porte-clefs. Rassurez-vous, je n’y vis pas. Restez-y autant qu’il vous sera nécessaire pour réfléchir… »
Il pose les clefs sur la table et disparaît.
- « On va fermer ma petite dame ! »
Emma se dresse, hésite et finit par prendre le trousseau avant de s’éclipser.
La lune en arêtes semble indiquer le chemin, Emma suit son conseil. Elle marche, il fait frais, le vent l’étreint au coin des rues. Un pas, encore un pas, un autre, un suivant et voici qu’apparaît la Seine miroitante. Emma descend l’escalier au pied de Notre-Dame et rejoint le fleuve. L’eau noire avale et recrache les étincelles orangées des réverbères. Emma respire de toutes ses tripes. Elle se sent libre, libre d’avoir, à partir de maintenant, le devoir de se respecter elle-même. Elle saisit les clefs dans sa poche, elles sont fraîches dans sa main. Elle contemple le clapotis dans lesquel se brisent les lignes des belles architectures et, soudainement, elle balance les clefs à l’eau. Le trousseau s’engouffre sans bruit dans les profondeurs mystérieuses du fleuve. Elle part, elle trouvera bien un hôtel. Quant à la clef du bonheur, elle verra ça demain.

lundi 13 février 2012

L'Eté

"Dans ce soleil vibrant
j'ai apposé mon ombre
d'homme méprisant."

SAMUEL

lundi 6 février 2012

Homicide X : 2 - 1


HOMICIDE X

2 - 1

Une mouche virevolte contre un carreau de l’atelier. Une chaleur moite stagne dans la pièce écrasée de lumière. Un ciel bleu franc laisse filer quelques moutons blancs. Le soleil est partout, victorieux sur l’ombre. Le bourdonnement incessant d’un insecte fait ciller Samuel nerveusement. Il est assis dans son fauteuil américain en cuir fauve et fait face au chevalet sans pour autant contempler la toile encore luisante et poisseuse. Il semble éreinté et ne cesse de se repasser son mouchoir sur le front et sous le nez. Il perle aussitôt. Il voudrait retirer sa peau, l’accrocher là, au portemanteau acajou et redécouvrir la fraîcheur d’un patio verdoyant et malheureusement imaginaire. La mouche insiste en se cognant contre la vitre dans le dessein évident de percer le ciel. Elle irrite Samuel quant à son incapacité à y parvenir. En ce moment précis, l’été n’est rien. La chaleur écrasante n’est rien. Il n’existe que cet insecte perturbant et cette odeur. Odeur omniprésente désormais. Odeur accusatrice. L’odeur noire. Cet arôme âcre de la mort qui, subrepticement, commence à prendre le dessus sur l’essence de térébenthine. Samuel s’éponge à nouveau le front, la lèvre, les coins de la bouche. Il est abattu. Il ne sait plus quoi faire. Il se lève. Il se rassied. Il serre son mouchoir dans son poing. Ce n’est pas qu’il soit réellement peiné, ce qui l’angoisse, c’est l’organisation, le déroulement de la manœuvre, le timing. L’insecte s’entête absurdement. Samuel se dresse, va jusqu’à la baie vitrée. Il patiente en regardant la rue en contre-plongée puis, d’un coup, il saisit la mouche pour l’écraser dans sa paume. Cela suffisait !


(…/…)