lundi 16 mai 2011

4 - 9 : L'Amour Ordinaire




4 – 9

- « Je viens ici depuis l’ouverture il y a quelques années, vous allez goûter, c’est très bon. »
Pan, la patronne, une petite femme ronde et dynamique se précipite pour nous saluer. Elle me transmet, discrètement, par une gentille grimace, son étonnement de me voir accompagné et nous guide vers une table intimiste près de la cuisine. Je frôle ma place habituelle de solitaire en brisant le poids de ma routine. J’ai un calot de verre dans la gorge, une angoisse de ne pas bien faire. Mon cœur bat la chamade. J’installe mon invitée et me retrouve devant comme un enfant timide qui préfère jouer avec la bougie plutôt que d’affronter son maître.
- « Il y a quelque chose d’imperceptible sous votre armure d’homme gris qui me pousse à venir vous parler. Cette faille. Cette peine injustifiée. »
- « Je ne comprends pas. Tout va bien, je vous assure. »
- « Quel âge avez-vous ? »
- « Trente-huit ans, pourquoi ? »
- « Vous êtes jeune. Pourquoi ne pas vous tenir droit ? Vous avez les épaules rentrées. Vous paraissez vivre dans l’abnégation. Il me suffit de suivre les expressions qui animent votre visage pour constater que vous êtes plutôt du genre lèvres pincées. Et cette ride des soucis si marquée qu’elle vous remonte sur le front. Avez-vous des problèmes ? »
- « Non. Enfin, comme tout le monde. »
- « Pensez-vous que tout le monde a votre chance ? »
Elle me fixe inflexible. Je me gratte le nez.
- « Non. »
Son regard m’hypnotise et me gêne. Je profite de passer la commande pour me raccrocher au concret, mais rapidement, elle m’absorbe à nouveau.
- « Vous ne vous attendiez pas à cela, n’est-ce pas ? »
- « Je ne pensais pas que nous parlerions autant de moi ! »
- « Cela vous dérange-t-il ? »
- « C’est surtout que je ne suis pas un sujet très intéressant. »
- « Est-ce vraiment ce que vous pensez de vous-même ? »
- « Je ne sais pas. Il m’est difficile d’être objectif, mais je n’ai rien vécu d’extraordinaire. »
- « D’extraordinaire ? Pourquoi voudriez-vous vivre des choses extraordinaires ? Il y a là-dedans un soupçon d’extrémisme, ne le ressentez-vous pas ? Et puis le passionnel prend ses origines dans la souffrance, vous le savez. Qui aurait-il de vain dans l’ordinaire ? Ne sommes-nous pas des gens ordinaires ? Pourtant au cours de nos existences nous faisons tous de grandes choses. Regardez, moi, par exemple, un matin de ma huitième année, je me suis réveillée convaincue que je devais accompagner mon arrière-grand-père au marché. Le vieil homme y allait à l’aube, si tôt qu’on me conseilla ce jour-là de rester au chaud. Mais mon sentiment était trop fort. Je devais y aller avec lui. Rien n’a pu me convaincre de rester. Le hasard a voulu que ce jour précis, le grand-père se soit effondré et que sans mon intervention, il serait mort. On lui a posé une pile dans le cœur et il a vécu quinze ans de plus entouré des siens. Je n’ai fait que courir ce jour-là, cependant, ces quelques minutes de course ont permis des années de bonheur derrière. »


(.../...)

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