lundi 30 mai 2011

4 - 7 : L'Amour Ordinaire





4 - 7

De retour, ma journée me paraît s’être déroulée de manière irréelle. Je me laisse guider par un banc d’hommes pressés qui me mènent jusque sur le quai du métro. Je monte dans le wagon qui se présente devant moi et m’entasse avec les autres. J’ai un pincement au cœur juste avant l’arrivée à Place d’Italie. Je me précise intérieurement que c’est bêta, mais le pincement s’affirme à mesure que le tunnel débouche sur la lumière. Les portes s’ouvrent. On me pousse sans que j’aie le temps de manifester. Je me retrouve sous un panneau publicitaire à laisser se déverser le flot humain des bouches béantes des voitures. La sirène retentit. Le métro redémarre. Je reste seul sous ma pub de cocotiers sur fond de mer turquoise et ma respiration cesse. Elle est là, assise de l’autre côté. Elle me scrute. J’hésite. Je me dirige calmement vers la sortie, ce qui me laisse le temps de réfléchir, une fois devant, je me dis que c’est trop bête et je rebrousse chemin. Je vais m’asseoir timidement à côté d’elle.

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lundi 23 mai 2011

4 - 8 : L'Amour Ordinaire


4 – 8


- « Je vous attendais. »
- « Êtes-vous sérieuse ? »
- « Absolument. Je m’appelle Karine. »
- « Max. Enchanté. »
- « Hier, je me suis dit qu’il fallait que je vous parle… »
- « Et de quoi ? »
- « Du fait que vous devriez être heureux. »
- « Vous appartenez à une secte, c’est cela ? »
- « Non. Rassurez-vous. Disons simplement qu’aujourd’hui je donne davantage de crédit à la vie. »
- « Vous avez mûri. »
- « J’ai souffert. »
- « Vous venez de vous séparer, n’est-ce pas ? »
- « En effet. »
- « C’est un sujet que je connais bien. »
- « Êtes-vous vous-même divorcé ? Je vous trouve maussade à voir comme ça. Vous avez l’air d’avoir tout accepté, de vivre par coutume plus que par satisfaction. Vous semblez avoir perdu le goût. Mais peut-être allez-vous me répondre que je fais fausse route ? »
- « Non. Vous avez raison. Il fait froid, nous sommes en plein courant d’air. Puis-je vous inviter à dîner ? »
- « Avec joie ! »

Je suis étonné et grisé par cette situation un peu absurde. Je tends le bras à la demoiselle qui le saisit et je l’entraîne dans un restaurant thaïlandais situé près de chez moi.

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lundi 16 mai 2011

4 - 9 : L'Amour Ordinaire




4 – 9

- « Je viens ici depuis l’ouverture il y a quelques années, vous allez goûter, c’est très bon. »
Pan, la patronne, une petite femme ronde et dynamique se précipite pour nous saluer. Elle me transmet, discrètement, par une gentille grimace, son étonnement de me voir accompagné et nous guide vers une table intimiste près de la cuisine. Je frôle ma place habituelle de solitaire en brisant le poids de ma routine. J’ai un calot de verre dans la gorge, une angoisse de ne pas bien faire. Mon cœur bat la chamade. J’installe mon invitée et me retrouve devant comme un enfant timide qui préfère jouer avec la bougie plutôt que d’affronter son maître.
- « Il y a quelque chose d’imperceptible sous votre armure d’homme gris qui me pousse à venir vous parler. Cette faille. Cette peine injustifiée. »
- « Je ne comprends pas. Tout va bien, je vous assure. »
- « Quel âge avez-vous ? »
- « Trente-huit ans, pourquoi ? »
- « Vous êtes jeune. Pourquoi ne pas vous tenir droit ? Vous avez les épaules rentrées. Vous paraissez vivre dans l’abnégation. Il me suffit de suivre les expressions qui animent votre visage pour constater que vous êtes plutôt du genre lèvres pincées. Et cette ride des soucis si marquée qu’elle vous remonte sur le front. Avez-vous des problèmes ? »
- « Non. Enfin, comme tout le monde. »
- « Pensez-vous que tout le monde a votre chance ? »
Elle me fixe inflexible. Je me gratte le nez.
- « Non. »
Son regard m’hypnotise et me gêne. Je profite de passer la commande pour me raccrocher au concret, mais rapidement, elle m’absorbe à nouveau.
- « Vous ne vous attendiez pas à cela, n’est-ce pas ? »
- « Je ne pensais pas que nous parlerions autant de moi ! »
- « Cela vous dérange-t-il ? »
- « C’est surtout que je ne suis pas un sujet très intéressant. »
- « Est-ce vraiment ce que vous pensez de vous-même ? »
- « Je ne sais pas. Il m’est difficile d’être objectif, mais je n’ai rien vécu d’extraordinaire. »
- « D’extraordinaire ? Pourquoi voudriez-vous vivre des choses extraordinaires ? Il y a là-dedans un soupçon d’extrémisme, ne le ressentez-vous pas ? Et puis le passionnel prend ses origines dans la souffrance, vous le savez. Qui aurait-il de vain dans l’ordinaire ? Ne sommes-nous pas des gens ordinaires ? Pourtant au cours de nos existences nous faisons tous de grandes choses. Regardez, moi, par exemple, un matin de ma huitième année, je me suis réveillée convaincue que je devais accompagner mon arrière-grand-père au marché. Le vieil homme y allait à l’aube, si tôt qu’on me conseilla ce jour-là de rester au chaud. Mais mon sentiment était trop fort. Je devais y aller avec lui. Rien n’a pu me convaincre de rester. Le hasard a voulu que ce jour précis, le grand-père se soit effondré et que sans mon intervention, il serait mort. On lui a posé une pile dans le cœur et il a vécu quinze ans de plus entouré des siens. Je n’ai fait que courir ce jour-là, cependant, ces quelques minutes de course ont permis des années de bonheur derrière. »


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lundi 9 mai 2011

4 - 10 : L'Amour Ordinaire



4 – 10

Je suis imprégné de sa voix. Je lui trouve beaucoup de charme. De temps à autre, elle triture ses cheveux courts. Elle prend le temps d’apprécier son riz sauté et n’en reprend qu’après avoir fini son assiette.
- « Triez-vous vos ordures ? »
- « Oui. Pourquoi ? »
- « Eh bien, vous êtes quelqu’un de responsable. Chaque jour, vous faites quelque chose de positif pour vous, pour les autres et pour l’avenir. La plupart des gens ne le font pas. Vous voyez que vous n’êtes pas si ordinaire. Il vous serait aisé de faire comme tous les autres, ceux qui passent après vous et mettent l’anarchie dans les poubelles communes. Pourtant, vous continuez à le faire par considération pour vos convictions. Je trouve que vous êtes admirable sur ce point. Moi-même, je n’ai pas eu le courage de maintenir mes efforts lorsque j’ai compris qu’ils étaient réduits à néant par une minorité. »
Les arbouses de Madame sont avancées. Je vais prendre un café.
- « Vous ne fumez pas ? »
- « Je n’ai jamais commencé. »
- « Encore une preuve de discernement. Vous n’avez guère de raisons de vivre votre vie comme une saison insipide. »
- « Il me manquait sans doute quelqu’un comme vous pour m’en apercevoir ! »
Je ne peux réfréner une expression cruellement romantique. Ma main serpente sur la nappe avec l’espoir de la toucher, mais alors que je l’atteins presque, elle retire vivement la sienne.
- « Ne vous méprenez pas. Je n’ai pas accepté votre invitation pour entreprendre une relation sentimentale. Je suis venue vous offrir un regard différent sur votre vie. Vous comprenez ? »
- « Pas très bien… »
- « Vous êtes une personne formidable, mais vous ne vous en rendez pas compte. Vous trimbalez le quotidien comme un boulet. Vous imaginez être sans valeur, vos mots n’ont aucun poids. Toutefois, sachez que sans vous, ce monde ne tournerait pas ! On a réussi à vous faire croire qu’un homme, un vrai, est surpuissant comme un cobaye en maillot jaune sur le tour de France, que l’héroïsme se nourrit de la violence, que l’espoir est une donne inaccessible. Je suis convaincue que tout ceci n’a pas de sens ! C’est l’amour ordinaire qui donne naissance à la magie de la vie. Une rencontre, une date, un échange - ces connections de cellules entre elles qui nous poussent à ouvrir les paupières malgré l’intensité de la lumière. Voilà pourquoi nous sommes là. Pourquoi nos existences en valent la peine. Vous devriez avoir confiance en ce cadeau qui vous a été offert. La vie n’est pas une traîtresse, il n’y a que vous pour vous faire faux bond. On dirait que le bonheur vous échappe un peu par paresse. Il faut prendre sur soi pour mettre la beauté dans ce qui nous entoure. Il faut être fort pour ne pas baisser les bras devant la démobilisation générale ! Il faut avoir la foi en ce qu’on est pour célébrer son destin. »


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lundi 2 mai 2011

4 - 11 : L'Amour Ordinaire


4 – 11

Elle baisse les yeux pour la première fois.
- « Vous communiquez une telle passion que je sais pas quoi dire… »
- « J’en arrive à la conclusion que l’accomplissement ne naît que de la sérénité. Tandis que la passion ouvre les blessures, la quiétude les panse. Les sentiments vrais sont ceux des gens ordinaires parce qu’ils assument le présent plus qu’ils ne présagent l’avenir. »
La bougie s’est éteinte.
Pan vient nous débarrasser.
- « Vous avez terminé ? »
Je ne réponds pas.
- « En effet. »
Karine se lève de sa chaise. Je passe auprès d’elle pour l’aider à s’habiller. Sa peau sent la mandarine. Elle sort. Je la suis. La nuit nous a rejoints. Les arbres nus se découpent dans la lumière des réverbères. Je la discerne en contre-jour.
- « Pouvons-nous nous revoir ? Discuter encore en passant un agréable moment ? »
- « Ce n’est pas possible… »
- « Et pourquoi donc ? »
- « Parce que j’ai le cancer. Une tumeur évolutive au cerveau. »
Elle m’observe. Je suis confus, je bafouille :
- « Et alors ? »
- « Je n’avais pas beaucoup de temps à vous consacrer. J’ai tellement de choses à faire, de personnes à voir. Profitez au mieux de cette vie qui va bientôt me manquer, voilà ce que vous pouvez faire pour moi. Je ne suis pas là à me morfondre, pourtant j’aurais des raisons. Je me sens comme investie d’une mission : apporter une réponse simple à des esprits complexes. Reprenez le chemin des plaisirs simples. Ravivez votre petit feu journalier. Soyez plus tolérant avec vous-même et plus juste avec les autres, car l’humanité est à votre portée.

Elle ne m’a pas laissé la raccompagner ;
Je rentre à pied. C’est l’hiver or j’ai chaud. Mes mains sont moites au fond de mes poches. J’entends battre mon cœur.
Une fois à l’intérieur, débarrassé, mes chaussures rangées l’une contre l’autre, je vais m’asseoir sur le canapé en soufflant. J’ai l’extrémité des doigts qui papillonne, force est de constater que la vie grouille en moi.