lundi 22 août 2011

3 - 5 : Félicie Gambetta


3 – 5

Félicie passe la main sur sa plante verte et allume le poste de télévision afin de bénéficier d’une présence. Elle baisse le son qu’elle ne remontera que pour les informations. Elle s’installe sur le canapé, tournée vers l’écran, mais rien ne parvient à saisir son attention. Elle prend un livre de poèmes : « Rimbaud. Une saison en enfer. » Elle l’ouvre au hasard, lit et referme l’ouvrage.
- « Dire que ta saison en enfer est issue de ta jeunesse, la mienne c’est vieille et isolée que je la vis. Quand tu te maintiens trop longtemps, tu finis par peser aux autres autant qu’à toi-même. Tant que tu restes utile ta vie a un sens, mais dans cette société, un jour on décide que tu n’as plus ton rôle à jouer, on te dit que c’est bien pour toi, que tu vas enfin pouvoir faire tout ce dont tu as toujours rêvé et tu pars confiant et souriant, tu avances, petit à petit, tu ralentis, puis tu te retournes et le monde a repris sa course sans toi. Pourtant tu aurais ton mot à dire à bien des sujets si l’on te donnait la parole. Tiens ! Tu pourrais donner le goût de la lecture au gamin d’en face ou encore prendre le temps de lui faire un gâteau.»
Parler, échanger, partager, voilà ce qui manque à Félicie. Elle se dirige vers la cuisine pour mettre les pommes de terre à cuire. « Jeune, je n’avais qu’un horizon face à moi et mille moyens d’y parvenir, aujourd’hui j’ai dépassé cet horizon et je me demande comment exister encore. »


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samedi 20 août 2011

3 - 6 : Félicie Gambetta


3 – 6

Félicie enfouit ses doigts dans le pot à gros sel comme si elle plongeait la main dans le sable. Elle sélectionne un gros grain qu’elle vient placer sur sa langue. « Vivre l’instant présent ? Je ne fais que cela, pourtant, il semble perpétuellement me ramener en arrière. Mon appartement est vieux, mon histoire date, il y a péremption sur ma garde robe, mon corps subit son époque mais mon esprit n’a pas abandonné. » Félicie sort du jambon blanc, deux belles tranches qu’elle roule dans son assiette, les patates sont chaudes, elle les écrase et dépose une noisette de beurre salé. Elle saisit ses couverts et part vers la salle à manger, son torchon sur le bras. Les infos vont commencer… « Le sida touche des gens comme vous et moi… »
Félicie a oublié la moutarde, elle se relève, râle après ses articulations.
« Le PSG signe in extremis un nouvel exploit à Marseille… »
Félicie est de retour avec le pain.
« Le blues des petits viticulteurs… »
Et son verre d’eau… Elle est repartie.
« Les fonds secrets à Matignon… »
Elle se souvient de sa moutarde. Elle jette un œil dehors, côté cour.
« Les Champs-Élysées seront sous surveillance avant les fêtes… »
Cette fois-ci tout y est, elle peut enfin s’installer devant son assiette.
« Un nouveau tireur fou aux États-Unis… »
Félicie cliquette machinalement ses couverts sur le fond d’arcopal.
Le calathéa replie ses longues feuilles épaisses vers le haut pour sa position nocturne, la lumière ne l’alimente plus, la plante s’endort.
« Les alliés américains sont visés… »
Félicie se sent si proche de ce végétal alors qu’elle subit le flot d’informations qu’elle ne parvient plus à trier. Le monde qu’elle a connu est décidément obsolète et celui d’aujourd’hui va bien trop vite pour elle.
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lundi 15 août 2011

3 - 7 : Félicie Gambetta


3 – 7

Elle n’a finalement pas très grand appétit, pour cela il faudrait pratiquer la philosophie du bonheur et ce soir son ombre a pris une autre dimension. Une boule sombre lui noue la gorge et l’estomac, elle dépose sa menue vaisselle dans l’évier. C’est l’humeur triste, la grisaille sur la Capitale. Il y a tellement longtemps que Félicie vit repliée en elle-même, que ses réponses nourrissent ses questions, que la réalité s’éloigne, d’ailleurs elle se méfie des temps qui courent presque autant que des secondes qui paressent. Quelque chose vient de bouger derrière elle pourtant elle ne l’a pas remarqué perdue qu’elle est dans ces tourbillons noirs de la dépression. En premier, elle se souvient d’avoir eu le ras le bol pour les tâches ménagères, ensuite elle a cessé d’être coquette et puis ces maux de tête, cette affreuse impression de perdre sa dignité… Félicie s’étend sur son divan et son ombre se détache doucement d’elle, comme pour lui faire face. Rêve-t-elle ? Non.
L’ombre la regarde et s’assied près d’elle. Elle n’a pas réellement de visage. Soudain une voix émane de la silhouette opaque :
- « Je ne supporte plus de t’entendre pleurer au fond de toi, aussi ai-je décidé de t’accompagner ce soir. Cela te ferait-il plaisir ? »
Félicie ne répond pas. Elle observe son ombre qu’elle ne reconnaît plus vraiment et demeure entre sa peur d’être devenue folle, sa crainte de l’inconnu et la disparition immédiate des pensées maussades. Son ombre vient lui prendre la main et commence à la caresser calmement, un murmure lui parvient, une vieille chanson, Félicie ferme les yeux et se délasse enfin. La course du vent autour des arbres froisse les rares feuilles sèches qui ne veulent pas tomber. Elle s’endort, il est plus tôt que d’habitude, le film ne fait que commencer.
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lundi 8 août 2011

3 - 8 : Félicie Gambetta


3 – 8

L’ombre disparaît à l’orée de ses paupières. Félicie se retrouve assise sur un banc au bord d’un lac. Il ne fait pas froid, l’oiseau bleu est là qui va s’envoler au-dessus de l’eau aux reflets orangés. Il n’y a pas de terre à l’horizon. C’est sans doute l’infini qui s’offre en perspective. Une coccinelle s’est posée sur sa jambe, Félicie la soulève du bout de son doigt et souffle en direction du ciel serein. Le paysage est grandiose, il pousse à la bonne respiration. Tout est incroyablement quiet, la végétation ne fait que susurrer son goût pour les arômes printaniers, les nuages sont ailleurs, rien ne brise l’équilibre de ce pacifique tableau. C’est bon d’être là, c’est bon d’être simplement. Mais au bout de la contemplation vient l’ennui et Félicie se détourne pour admirer derrière elle : le champ ? Le chemin du retour… Mais d’un coup la nuit est tombée. Elle n’y voit plus rien. De l’autre côté l’Eden s’est volatilisé. Elle est debout et inquiète. Elle ne sait où aller. L’obscurité l’enveloppe et la glace. Pourtant, là, elle réalise que quelqu’un lui tient la main. Ce contact la rassure, elle se laisse guider sans contrainte, soulagée de ne pas rester figée dans l’angoisse de la nuit. La poigne est ferme, elle manipule Félicie avec intelligence et la mène sans douter jusqu’à une porte. On lui pose la main sur la poignée.
Félicie remercie tout bas son ange gardien et rouvre les yeux :
- « Qu’est-ce qui m’a pris de m’endormir comme ça ? Bonsoir Marcus, je vais me coucher. »


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lundi 1 août 2011

3 - 9 : Félicie Gambetta


3 – 9

Elle éteint la lumière et traverse le couloir qui s’étire péniblement. Elle jette un œil au Paris de tous ses émois en fermant la fenêtre, elle frémit et prend place dans son lit de mariée, les bras croisés sur la poitrine. Elle se fait penser à un gisant, le regard collé au plafond, elle fixe le halo de la lampe de chevet, une guirlande de poussière qui se balance presque imperceptiblement. Son cœur bat vite, dès l’instant où elle s’est allongée le sommeil s’est enfui. Le réveil marque l’éternelle présence du temps perdu, du temps qu’il reste. La solitude est une fausse amie, une traîtresse. Elle erre avec son air de belle indépendance et pousse l’ironie d’être présente sans jamais vous aider. Elle vous écrase, vous enfonce, finit par vous convaincre que vous ne valez rien. Vous êtes minuscule dans son néant et elle place le vide dans vos yeux qui ne possèdent plus que l’étroitesse de leur seul regard. Elle savoure l’agonie des heures et c’est votre énergie qu’elle file entre ses doigts. Félicie se redresse, ajuste l’oreiller dans son dos. Son ombre est immobile contre les rideaux tristes.
- « Toi aussi tu t’ennuies, n’est-ce pas ? Ce ne doit pas être drôle d’être l’ombre d’une vieille femme. Viens donc t’asseoir sur mon lit ! »
L’ombre se déplace en glissant sur le parquet et s’installe auprès du corps pelotonné de Félicie.
- « Alors, tu as perdu ta langue ? Réponds. »
- « Je suis très heureuse de t’avoir suivie ta vie durant. »
- « Cependant je reconnais ne pas t’avoir beaucoup prêté d’attention ! »
- « Ce n’était pas ton rôle, c’était le mien. Et pour répondre à la question, c’est ta solitude qui me pèse. Jusqu’ici, tu m’as permis de m’animer, tu m’as emmenée partout avec toi, dans tous tes mouvements tu m’as été loyale. Le soleil est mon père et tu es ma mère. Tu es mon amie et je te serai fidèle jusqu’à la fin, tel est mon destin. Alors sors un peu de ta torpeur, tu peux compter sur moi. »
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